: Grand entretien "L'état-major allemand n'arrive pas à se mettre à la place des Alliés" : le Débarquement vu du côté des nazis par l'historien Jean-Luc Leleu
Changer de perspective. En juin 1944, l'état-major nazi, qui s'attendait à une offensive des Alliés dans la Manche, a commis des erreurs, notamment en raison de son incapacité à comprendre le fonctionnement du camp adverse. A l'occasion des commémorations pour le 80e anniversaire du débarquement en Normandie, jeudi 6 juin, franceinfo a interrogé Jean-Luc Leleu, historien au CNRS, membre du conseil scientifique du Mémorial de Caen et auteur de l'ouvrage Combattre en dictature. 1944 – La Wehrmacht face au Débarquement, pour comprendre comment l'opération Overlord a été vécue du côté allemand.
Franceinfo : Dans quelle situation se trouve l'Allemagne nazie au moment du débarquement, le 6 juin 1944 ?
Jean-Luc Leleu : D'un point de vue stratégique, la situation de l'Allemagne nazie est déjà très critique puisque, au début de l'année 1944, le cap des deux millions de soldats allemands tués depuis 1939 a été franchi. A titre de comparaison, deux millions, c'est le nombre de soldats allemands morts au cours de la Première Guerre mondiale. Donc avant même que les soldats alliés ne posent un pied sur les plages normandes, l'Allemagne a déjà connu une saignée semblable à celle de 14-18. Par ailleurs, 81% de ces pertes, au 1er juin 1944, ont été causées sur le seul front de l'Est.
Et d'un point de vue économique ?
Au-delà des effets de la propagande nazie, avec des chiffres largement exagérés sur la production de guerre allemande, il faut se rendre compte que l'Allemagne, puissance industrielle somme toute moyenne, est en conflit avec trois des plus grandes puissances industrielles de l'époque : le Royaume-Uni, l'URSS et les Etats-Unis. Les Etats-Unis sont déjà une superpuissance industrielle et économique, ils produisent les deux tiers du pétrole brut mondial. Pour les principaux armements (canons, chars et avions), on est sur un ratio qui oscille entre cinq et six pour un : à chaque fois que l'Allemagne nazie sort un char de combat, les Alliés en sortent cinq ou six. Un complet déséquilibre.
A la veille du Jour-J, les Allemands cherchent encore à savoir où va se dérouler le Débarquement. Sur quelle zone mise l'état-major nazi ?
Les services de renseignement allemands ne parviennent pas à percer le secret du lieu et du moment, c'est une évidence. Mais ils ont une idée, par déduction et parce qu'ils ont des indices. Ils ont des postes d'observation au niveau du détroit de Gibraltar et ils ont bien repéré le transfert de bâtiments, depuis la Méditerranée vers l'Atlantique. Ils ont donc compris que le Débarquement allait se dérouler dans le secteur de la Manche, grosso modo sur une zone allant de Brest à Dunkerque. Cela paraît peu précis, mais il faut prendre en compte l'immensité de l'empire à défendre, du Cap Nord (la frontière entre la Norvège et la Finlande) jusqu'aux Balkans.
Par ailleurs, l'assaillant garde toujours un avantage en choisissant le moment et le lieu. Même si vous avez détecté, par exemple, une flotte de débarquement à Portsmouth, dans le sud de l'Angleterre, la distance pour les navires sera à peu près identique pour aller au Havre ou à Cherbourg (130 ou 150 kilomètres). Alors que pour le défenseur, les forces vont devoir faire 250 kilomètres d'un point à l'autre, à une époque où il n'y a pas encore le pont de Tancarville ou le pont de Normandie.
Il y a quand même un envoi de renforts allemands dans le Cotentin dans les semaines qui précèdent le Débarquement, non ?
Tout à fait, l'initiative en revient à Hitler. C'est une guerre des nerfs, avec les Alliés qui vont envoyer une série de leurres à partir de 1942 pour dire qu'ils vont débarquer et tenir en haleine les Allemands. De son côté, le régime nazi va faire croire que ses défenses sont beaucoup plus imposantes qu'elles ne le sont en réalité. Dans cette guerre des nerfs, les Alliés mettent en avant la possibilité d'un assaut aéroporté massif. Et Hitler, en regardant la carte, imagine que les presqu'îles bretonnes ou celles du Cotentin peuvent être des objectifs rentables pour l'engagement de tels assauts. Cela pouvait permettre d'isoler ces presqu'îles et faciliter la prise d'un port tel que Brest ou Cherbourg.
Hitler donne donc l'impulsion pour renforcer les effectifs dans ces zones. En mai 1944, on a un afflux de troupes dans le Cotentin, à tel point que, fin mai, le plan d'opération de la 82e division aéroportée américaine, engagée près de Sainte-Mère-Eglise, a été modifié. Au départ, elle devait être larguée plus à l'ouest. Au vu du renforcement allemand, les zones de saut ont été déplacées vers l'est. Donc l'intuition allemande n'était pas si mauvaise.
Quel rôle ont joué les opérations d'intoxication des Alliés, notamment Fortitude ?
Il y a deux opérations : Fortitude Nord, qui simule un débarquement en Scandinavie, et Fortitude Sud, au niveau de la Somme et du Pas-de-Calais. La première ne fonctionne pas et le renseignement allemand n'y croit pas. Il prend davantage en compte Fortitude Sud, mais il faut rappeler que les études menées sur cette opération ont été majoritairement inspirées de la lecture des archives britanniques, sans se préoccuper des archives allemandes. Or, pour une opération d'intoxication, vous avez un émetteur et un récepteur. Vous envoyez des bouteilles à la mer, qui ne sont pas forcément reçues.
Dans les archives allemandes, on voit que Fortitude a eu un impact, mais plus faible qu'on ne l'a dit, tout simplement parce que les états-majors nazis avaient une confiance limitée dans leurs propres services de renseignement. Finalement, ils sont arrivés à la conclusion erronée d'un débarquement notamment sur les côtes du Pas-de-calais, plutôt par déduction, parce qu'ils y croyaient eux-mêmes. On a, de manière documentée, un seul mouvement de division directement contrarié par Fortitude. Donc c'est assez limité. En réalité, le commandement allemand se fourvoie assez largement tout seul.
Comment expliquer les défaillances du renseignement allemand ?
En matière de renseignement, il faut se mettre à la place de l'adversaire, comme si vous tourniez le plateau d'un jeu d'échecs. Ça, tout le monde est capable de le faire. Mais il faut aussi adopter la culture de l'adversaire, et c'est beaucoup plus compliqué. L'état-major allemand avait pour principe le "Schwerpunkt", le point fort, avec l'idée de concentrer l'essentiel des forces au point décisif, là où le choc va être le plus rude. Alors que les Alliés, eux, sont dans une approche un peu moins frontale, parce que les armées, issues de régimes démocratiques, rechignent à subir des pertes trop lourdes. Donc ce sont deux cultures différentes et les officiers de l'état-major allemand n'arrivent pas à se mettre à la place des Alliés.
Est-il vrai que les Allemands ne prennent pas en compte les vers de Verlaine diffusés sur les ondes de la BBC les 4 et 5 juin pour annoncer le Débarquement ?
Il faut comprendre, que depuis 1943, les alertes sont récurrentes, c'est le propre de l'opération Fortitude. Mais effectivement, le contre-espionnage allemand avait arraché la signification des codes de Verlaine en interrogeant des agents du SOE britannique [Direction des opérations spéciales] capturés en France. Mais lorsque vous recevez un message d'alerte, il y a deux manières de réagir : soit vous ne vous posez pas de questions et vous appliquez la procédure à la lettre ; soit vous essayez de comprendre, attitude adoptée par le renseignement allemand à l'Ouest.
Ils ont trouvé très bizarre qu'on annonce le Débarquement sur les ondes radio – imaginez qu'on annonce une opération secrète sur TV5 Monde ou sur franceinfo. Et puis la météo est plus que médiocre et les Allemands s'attendaient à ce que le Débarquement soit lancé à l'occasion d'une ou plusieurs journées de météo favorable. Donc l'alerte a été diffusée tardivement, et avec des réserves.
Concrètement, à quel moment le haut commandement allemand et Hitler lui-même comprennent que le Débarquement a commencé ?
Dans les sources allemandes, on voit que chaque service a sa propre analyse. La Kriegsmarine [la marine de guerre allemande] comprend autour de 4 heures du matin qu'il s'agit d'un débarquement de forces très important. L'armée de terre arrive un peu plus tard à cette conclusion, en milieu de journée. Concernant Hitler, les témoignages divergent. Certains disent qu'il a été réveillé aux alentours de 8 heures, d'autres beaucoup plus tard. Je suis enclin à penser qu'il a été informé assez tôt, parce que deux de ses aides de camp, des officiers SS, ont déclaré cela dans l'immédiat après-guerre, à l'issue d'interrogatoires du NKVD soviétique [la police politique, l'ancêtre du KGB]. Ils ont été interrogés séparément et ont donné des informations concordantes. Les autres témoignages sont plus tardifs, avec des gens davantage conscients des enjeux mémoriaux.
Quelles erreurs l'état-major allemand commet-il le 6 juin ?
On constate que la décision de bloquer l'envoi de premiers renforts a été prise à l'insu même de Hitler par le général Jodl, responsable du théâtre d'opération à l'Ouest. Mais le 6 juin, l'erreur principale, ce n'est pas tellement un manque de rapidité dans la réaction, mais un manque de précision. On a en tête la carte avec cinq plages bien découpées et des symboles de parachutes pour les troupes aéroportées. Mais pour le commandement allemand, c'est une carte vierge où des points s'allument, en fonction des rapports qui remontent du terrain. Une sorte de mosaïque se dessine, mais elle est biaisée, car le commandement allemand est dépendant de ses sources, pour partie erronées.
Globalement, dans quel état se trouvent les troupes allemandes au matin du 6 juin ?
Les troupes sont conditionnées, avec l'idée que c'est une bataille décisive pour l'issue de la guerre, ce qui correspond au discours d'Hitler. Cela explique le consentement au sacrifice extrêmement important parmi les soldats allemands, comme le montrent les courbes des pertes dans les jours qui suivent le 6 juin. Mais il s'agit aussi d'une armée de "fond de tiroir", issue d'une mobilisation extensive de la société allemande, avec une moyenne d'âge relativement âgée de 31 ans et demi au printemps 1944. En comparaison, c'est environ 26 ans pour l'armée américaine.
Par ailleurs, il y a une grande disparité, avec finalement trois générations qui vont se battre au coude-à-coude, avec les plus jeunes qui arrivent dans leur 18e année et des non-officiers quadragénaires, quinquagénaires, voire même quelque sexagénaires. Vous ne faites pas la guerre de la même manière, avec la même robustesse, à 50 ans ou 25 ans, d'autant plus à une époque où l'espérance de vie est de 60 ans.
Et quel est le niveau d'adhésion au régime nazi et à Hitler ?
Il s'agit d'une armée de conscription avec, en janvier 1944, 10 millions de soldats sur un bassin de population d'environ 80 millions de personnes. On est sur une armée à l'image de la société allemande. Selon les sociologues qui ont interrogé notamment les prisonniers de guerre allemands, il y a un gros bloc apolitique de 40% au centre, à peu près 35% de tendance pro-nazie plus ou moins affirmée et environ 25% de tendance anti-nazie.
Mais comme la masse apolitique a toujours tendance à suivre le régime en place, cela signifie que trois quarts des soldats allemands ne contestent pas le régime hitlérien, voire y adhérent. Au-delà, presque indépendamment des positions politiques, il y a une large confiance en Hitler, au sein des soldats comme de la population allemande. C'est une constante des sondages alliés, de 1943 jusqu'à février-mars 1945, il y a toujours deux tiers des prisonniers de guerre qui déclarent avoir confiance en Hitler.
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